Home > Culture étoffe Les Liens Culturels Tissés Les textiles sont des fragments culturels présents sous une forme ou une autre dans toutes les civilisations ou presque. Les côtoyer n’a rien de frivole, ces entrelacs de fils qui forment les étoffes, ne nous suivent-ils pas du lange au linceul ? « PAROLES DE CHIFFONS » Ce n’est peut-être pas par hasard que le mot textile soit si proche du mot texte qui vient du latin textus = tissu. Feuilletons ensemble quelques pages textiles voulez-vous ? Au-delà de l’objet artisanal fonctionnel ou décoratif, les fils, en un certain ordre assemblés, véhiculent parfois des messages symboliques, mystiques, codés, dont la valeur ne prend vie qu’a travers le regard des initiés. En Amérique du Sud, en Afrique ou en Asie centrale, les étoffes mettent en valeur l’identité culturelle d’un peuple, elles sont l’expression tissée d’une tradition souvent orale. VOYAGER AUTREMENT Nul besoin de masque pour cette balade statique ; c’est confortablement installé au milieu de coussins moelleux, lovés dans un plaid en mohair, vêtus de soie ou de lin que vous voyagerez. Suivez-moi dans mes tribulations, je vous conterai les légendes des ikats découverts dans l’atelier d’une famille de tisserands de Samarcande, ville de Tamerlan dit Timour le boiteux en Ouzbekistan ; je vous dévoilerai quelques secrets glissés entre les brins de raphia des velours kuba. Laissez-vous transporter dans ces univers qui fourmillent de pièges à souvenirs dans lesquels je suis tombée avec délice : maintenant, à votre tour ! LE VELOURS KASAÏ Le tissage du raphia s’est développé dans le royaume de Kuba dans le bassin du Congo au sein d’ethnies étroitement liées culturellement, dont les Shoowa. Installées aux abords de la rivière Kasaï, elles ont fait du travail du raphia leur spécialité. C’est l’explication la plus probable de l’origine du nom des velours Kasaï ou velours Kuba. Velours Kasaï – Lelièvre UN OBJET- MÉMOIRE Si pour les étrangers, ces tissus ne sont que des articles séduisants par leur rusticité, clin d’œil à la nature, déclinés dans une gamme entre beiges et bruns, ils sont pourtant les témoins muets de traditions séculaires. Le pagne en raphia que revêtent les femmes de certaines tribus lors des événements cérémoniels qui rythment la vie des villages, marque cet attachement aux rites ancestraux. ZAIRE ET CONGO, UNE TRANSMISSION RÉUSSIE Cet artisanat constitue un pont entre la République démocratique du Congo du XXIe siècle et le Zaïre du XVIIe siècle. Un défi qui a tout pour séduire les curieux, les collectionneurs de légendes, les amateurs d’étoffes. Aussi loin que remonte la mémoire orale des shoowa, il est question d’un roi qui régna sur l’ethnie Kuba au XVIIe : Shamba Bolongongo. Surnommé « le roi pacifique » il fut à l’origine de l’introduction dans son royaume de nouvelles techniques glanées au cours de ces nombreux voyages. Fasciné par la technique du velours, il n’eut de cesse de la faire reproduire dans son royaume. Il incita la population à utiliser la fibre de raphia si abondante dans la région pour produire un tissu se rapprochant du velours. Aussi improbable qu’elle fut, cette idée farfelue devint réalité. Tissu Raphia (peuple Kuba) milieu du XXe siècle, Honolulu Museum of Art LA SYMBOLIQUE Le décor de ces toiles est constitué d’un assemblage plus ou moins complexe de motifs géométriques brodés. Ces imbrications de signes qui peuvent sembler désordonnées sont inspirées des scarifications corporelles rituelles du peuple kuba. Elles représentent les emblèmes d’un pouvoir aujourd’hui disparu, les signes d’une royauté défunte et quantité d’autres légendes. DE LA FEUILLE À LA FIBRE Les jeunes feuilles du raphia, palmier originaire de Madagascar, offrent, pour qui sait les travailler, une fibre textile. Leur transformation est délicate car les feuilles armées de fines mais puissantes épines sont susceptibles de blesser les mains de ceux qui s’en approchent. La fibre qui en est extraite est impossible à filer et sa rigidité est un handicap pour le tissage. Ces multiples obstacles ont été contournés avec habileté par les artisans locaux. En Occident, ce sont les jardiniers qui se servent des fibres de raphia pour ligaturer les végétaux, les transformer en cordage, paniers ou rabanes. L ‘ART ET LA MANIÈRE Le partage des tâches se fait équitablement : les hommes s’occupent de la préparation de la fibre de raphia et du tissage. Par touffes, le raphia est inséré entre les fils de la toile, la partie qui dépasse est coupée à l’aide d’une petite machette ne laissant apparaître que quelques millimètres de raphia sur la face endroit, ce qui donne à l’ensemble un aspect velouté au toucher. À ce stade, le support est fin prêt à recevoir la broderie, ce supplément décoratif qui transforme une simple toile en velours Kuba. Aujourd’hui, ce travail est encore réservé aux femmes. On raconte que, jadis, cette tâche était effectuée par les femmes enceintes qui, éloignées des tâches ordinaires de la vie quotidienne réclamant force et endurance, pouvaient se consacrer entièrement à ce travail long et délicat. UN ART DE COUR Chaque pièce, unique, est l’aboutissement de semaines voire de mois de travail. Les artisans détenteurs de se savoir-faire sont de plus en plus rares ; gageons que les prochaines générations ne coupent pas le fil ! Demeuré à usage interne durant des siècles, réservés à un usage cérémoniel destiné aux dignitaires ou utilisés comme monnaie d’échange, au Zaïre on accumulait des pagnes de raphia comme on accumulerait des pièces de velours tout au long de sa vie. Plus le volume était important au moment de la mort plus la personne était riche et méritait considération. Les plus riches zaïrois avaient tant de pagnes qu’au moment de les inhumer, on ne pouvait pas faire passer le corps entouré de ses pagnes par la porte, et il fallait parfois enlever le toit de la case pour faire sortir la dépouille. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que ces «tissages» furent remarqués par quelques visiteurs curieux qui les rapportèrent en guise de trophées, de cadeaux ou de souvenirs. Les collectionneurs occidentaux commencèrent à rechercher les pièces les plus anciennes car les velours kasaï contemporains n’ont pas ce degré de perfection ; ils sont trop souvent issus d’un « artisanat » quasi industriel, mais ils ont le mérite d’exister. UNE SOURCE D’INSPIRATION La diffusion de l’art africain en Europe se fit grâce à la découverte par le grand public de masques et de sculptures traditionnelles, alors que les velours Kasaï furent, à l’origine, une source d’inspiration plus confidentielle. Les entrelacs mystiques intriguèrent quelques artistes dont certains (tels que Paul Klee) surent saisir toute la charge émotionnelle contenue dans ces étonnants graphismes. Dans l’une de ses toiles, on retrouve ces formes abstraites qui dansent dans le vide. On raconte que Matisse avait un velours Kasaï sur le mur de sa chambre. UN PATRIMOINE À REDÉCOUVRIR. Si d’aventure vous tombez en amour pour un velours Kuba, souvenez-vous qu’il témoigne du patrimoine culturel d’un Zaïre aujourd’hui disparu. LES IKATS OUZBEKS Bien que ces quelques lignes soient une ode aux tissages ouzbeks, le mot ikat, vient de l’indonésien -mengikat qui signifie nouer, lier, envelopper, actions qui définissent la technique de l’impression sur chaîne. De soie ou de coton, les ikats ouzbeks illustrent à travers leurs motifs géométriques aux lignes parfois aigües, la faune et la flore stylisées, les couleurs flamboyantes, des symboles ancestraux destinés à éloigner le mauvais œil. Les fils utilisés pour le tissage sont généralement en coton ou en soie. La technique consiste à teindre les fils avant le tissage, en enveloppant certaines portions de manière à les protéger de la teinture. C’est une teinture par réserve. On retrouve des procédés quasi identiques en Indonésie, en Amérique du sud, aux Indes, au Japon. Les noms sont alors différents ; ainsi, en France, l’ikat devient le chiné à la branche puis l’impression sur chaîne. Les ikats ouzbeks sont caractérisés par des motifs géométriques aux contours floutés et aux couleurs vives. Tissu Uzbek Ikat – Mindthegap LA FINE FLEUR OUZBEK Au printemps, dans les jardins, les robes des femmes se mêlent avec élégance aux parterres de roses et de tulipes qui ajoutent une couleur à la gamme déjà féconde des ikats. Le saviez-vous ? La tulipe n’est pas née spontanément dans les serres des Pays Bas, mais serait originaire d’Ouzbekistan. De petites tulipes sauvages Tulipa greigiit annonçaient le printemps en colorant de rouge orangé les plaines et les collines de cette région. Elles seraient, dit-on, à l’origine des tulipes cultivées, emblème de la Hollande. Les premiers bulbes furent rapportés en Europe au XVIIe siècle depuis l’empire Ottoman, voisin de l’Ouzekistan, par quelques voyageurs intrigués et séduits par cette fleur aux couleurs gourmandes et aux formes délicieusement arrondies ayant élu domicile dans les jardins des palais de Constantinople. Le mot tulipe, du turc tülben ou turban, fut ainsi nommé pour sa ressemblance avec ce couvre chef ottoman. INDUSTRIE /ARTISANAT : UNE LUTTE INÉGALE Quelques artisans pratiquent l’impression sur chaîne traditionnelle mais cette technique est en perte de vitesse. Ces merveilleuses soies qui se blottissent tout en souplesse au creux de la main, recouvrent avec nonchalance des coussins ou rehaussent la présence d’un sofa. Elles sont confrontées à la concurrence des polyesters ikatés chinois qui envahissent les marchés avec des tarifs si attractifs que les ouzbeks, petit-à-petit, délaissent leur production ! Les mêmes causes et des remèdes peu efficaces : la lutte est inégale entre prix et authenticité. Le risque est grand de transformer ce tissu traditionnel en un produit juste fonctionnel et bon marché. Dépourvu de cette dose de poésie qui le hisse hors du commun, coupé de ses racines, il ira enrichir la cohorte d’étoffes anonymes et sans histoire. UNE SECONDE CHANCE Aujourd’hui, la production d’ikats est donc de nouveau en sursis. Déjà après la révolution d’Octobre, les ateliers de tissage ouzbeks périclitèrent, les bras des artisans furent utilisés pour cultiver les champs de blé et de coton pour le compte de l’état soviétique. C’est ainsi que la mer d’Aral fut asséchée pour abreuver les champs de coton assoiffés. Les métiers à tisser cessèrent de battre, le passage de relais transgénérationnel n’avait plus de raison d’être, le savoir faire se perdit au fur et à mesure que les décennies passaient. Il fallut un sursaut des dirigeants de l’URSS dans les années 50 qui, peut être pris de remords, voulurent réveiller cette activité endormie. Cette divine princesse nommée Ikat fut tirée de son sommeil par le développement d’un « artisanat industrialisé » qui fait encore la richesse de la vallée de Ferghana.Des entreprises modèles produisent à grande échelle ces extraordinaires ikats. Les touristes de passage sont « invités » à participer aux visites guidées gratuites, qui donnent une vision presque trop parfaite des différentes opérations de la matière première au produit fini. Comme chez Disney, à la fin de la visite, une fois le guide remercié, la sortie se fait en traversant la boutique. Je préfère l’ambiance familiale, le contact avec le tisserand, les palabres interminables rythmées par un ou deux cafés des ateliers de véritables artisans. La langue ? Peu importe le pays, le langage textile est universel. En doutiez-vous ? HIER, AUJOURD’HUI ET… DEMAIN ? Sur chaîne de coton et trame de soie ou tout coton, les ikats, ces impressions sur chaîne, sont la signature de cette région d’Asie Centrale ; c’est un régal pour les yeux, un souvenir du pays de Tamerlan. Les marchés regorgent de produits alimentaires qui sont pour nous exotiques, mais ce sont les tissus qui attirèrent d’abord mon attention : motifs dont les contours flous audacieusement colorés en vert cru ou en rose fushia, animent la surface des satins de soie d’une douceur exquise contrastant avec la rudesse du climat. En Europe, les ikats sont peu utilisés, parfois à l’honneur ponctuellement dans un défilé Haute Couture se voulant ethnique, ils sont encore auréolés d’un certain luxe, mais dans leur pays d’origine, rien n’est plus évident qu’une robe, une veste ou un manteau taillés dans un métrage de soie ikatée. Rien de comparable entre une foule en jeans et T-shirt et une assemblée vêtue d’Ikats sinon la tradition. Les ikats ont réussi une percée dans la décoration d’intérieur ; par touches, ils apportent une extravagance colorée subtilement doublée d’une pointe d’élégance matiérée. Cette fragrance, c’est tout le parfum de l’ailleurs qui s’exprime, même loin de ses racines ! Habilement utilisée, les ikats s’adaptent et mettent en valeur le mobilier occidental. Tissu Ikat – Etro LES SYMBOLES Les appellations spécifiques Atlas, Adrass, Abr, ou Khan Atlas sont attribuées aux différentes qualités, mais tous les motifs sont plus ou moins emprunts de symbolisme : queues de paons, lignes brisées, angles aigus, ébauches de cercles, tulipes stylisées… Ils seraient une défense contre le mauvais œil. CONTES ET LÉGENDES TISSÉES Le décryptage des motifs nous entraine dans d’inépuisables légendes plus pittoresques les unes que les autres. Pour les ouzbeks, ils colorent la vie, pimentent les étals des tisserands, animent les ruelles des villages ; pour nous, ils sont source de beauté joyeuse et ludique à laquelle il est possible de s’abreuver sans limites. LA LÉGENDE Je ne terminerai pas ce post sans vous avoir conté la plus jolie légende qui entoure la naissance des ikats ouzbeks. Il était une fois, une princesse qui attendait son prince charmant. Il était un tisserand qui aurait bien voulu être ce prince. Un jour, le roi décida de donner la main de sa fille à celui qui lui apporterait la plus belle des robes. Jour et nuit notre tisserand fila, teignit et tissa des étoffes qu’il coupa et cousu pour en faire des robes, mais aucune ne trouva grâce aux yeux du Khan. Le tisserand, éperdu d’amour pour sa belle et ne trouvant aucune issue à sa demande, se rendit sur les bords du lac, des idées noires plein la tête. Il entra dans l’eau et c’est alors que, de ses mains meurtries par le travail acharné effectué sur le métier à tisser, coula un filet de sang qui, mêlé à l’eau turquoise du lac pailletée par les mille reflets du soleil, créa un motif admirable que le tisserand se dépêcha de reproduire sur une étoffe… Le résultat donna une étoffe qui par ses lignes fortes et une gamme de couleurs inhabituelles séduisirent tant le Khan qu’il donna son accord à l’union de ces deux amoureux. L’ikat ouzbek était né, ils se marièrent et… DESTINATION ATTEINTE Rendez vous dans votre armoire, vos tiroirs, votre dressing, votre placard, regardez vos murs, observez vos coussins, housse de couettes, plaids et autres tissus d’ameublement et, au hasard, choisissez un article. Touchez le, regardez le, et imaginez… Je suis certaine que vous percevrez des émotions qui, jusque là, ne vous avaient jamais effleurés ; même devant un simple jean… Les souvenirs sensoriels liés aux textiles enfouis dans notre mémoire sont une bibliothèque dans laquelle on peut piocher sans limites. Faites le test… et racontez-nous vos émotions textiles. Catherine GOLDMAN Facebook Linkedin Instagram Pinterest Ecrire, c’est un peu tisser : les lettres, en un certain ordre assemblées, forment des mots qui mis bout à bout, deviennent des textes. Les brins de fibres textiles maintenus ensemble par torsion forment des fils qui, en un certain ordre entrelacés, deviennent des tissus…Textile et texte, un tête à tête où toute ressemblance n’est pas fortuite. Il est des civilisations qui transmettent leur culture par l’écriture, d’autres par la parole, d’autres encore, par la parole écrite avec un fil. Entre le tissu et moi, c’est une histoire de famille. Quatre générations et quatre manières différentes de tisser des liens intergénérationnels entre les étoffes et les « textilophiles ». Après ma formation à l’Ecole du Louvre et un passage dans les musées nationaux, j’ai découvert les coulisses des étoffes. Avec délice, je me suis glissée dans des flots de taffetas, avec patience j’ai gravi des montagnes de mousseline, avec curiosité j’ai enjambé des rivières de tweed, pendant plus de 35 ans, au sein de la société De gilles Tissus et toujours avec la même émotion. J’eus l’occasion d’admirer le savoir-faire des costumiers qui habillent, déguisent, costument, travestissent les comédiens, acteurs, danseurs, clowns, chanteurs, pour le plus grand plaisir des spectateurs. J’ai aimé travailler avec les décorateurs d’intérieurs toujours à la recherche du Graal pour leurs clients. Du lange au linceul, le tissu nous accompagne, il partage nos jours et nos nuits. Et pourtant, il reste un inconnu ! Parler chiffon peut parfois sembler futile, mais au-delà des mots, tissu, textile, étoffe, dentelle, feutre, tapisserie ou encore broderie, il est un univers qui gagne à être connu. Ainsi, au fil des ans les étoffes sont devenues des amies que j’ai plaisir à vous présenter chaque mois sur ce blog de manière pédagogique et ludique. Je vous souhaite une belle lecture. Related Posts Culture étoffe Expo : à découvrir dès maintenant ! Culture étoffe La Moire, un parcours hors normes Culture étoffe Exposition Folie Textile : mode et décoration sous le Second Empire Culture étoffe Monomoka : le mobilier au crochet Culture étoffe Regards croisés chez Berdj Achdjian Culture étoffe Aqua, l’atelier new-yorkais qui transforme les objets design en œuvres d’art Laisser un commentaireVotre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *Commentaire * Nom * E-mail * Site web Post commentΔ Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. 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